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Vaja Pchavéla — Le Mangeur de Serpent



Voici une traduction du celebre poème de Vaja Pchavéla (de vrai nom Luka Razikashvili, 1861-1915), traduit par Gaston Bouatchidzé, et publié dans Vaja Pchavéla — Le Mangeur de Serpent et autres poèmes, traduit du géorgien et préfacé par Gaston Bouatchidzé (Publications Orientalistes de France/Editions "Radouga", Moscou: 1989).




I

Sur le toit de sa maison
Tsika reçoit ses invités:
La bière fraîche coule à flots,
Le Khevsour s'en donne à cœur joie.
S'accompagnant du pandouri,
Tel convive module un chant,
Les exploits des héros d'antan
Font le pont des lèvres aux cœurs.
Dans les vers le trouvère exalte
Les noms des braves combattants.
Les vieillards extraient des chibouques
Des nuages de fumée blanche,
Et devisent des temps jadis,
Priant pour l'âme des héros.
Pour servir de leçon aux jeunes,
Ils concluent ainsi leurs propos:
"A votre tour dorénavant
De vous montrer dignes d'être hommes!"
On distingue dans l'assemblée
Un homme aux traits pâles et calmes;
Il attire grands et petits
Comme le miel tente les mouches.
Protégé par un bouclier
Et ceint d'un sabre, il paraît triste.
A ses pieds, deux hôtes nu-tête
Se tiennent à ses petits soins:
Ils puisent de la bière brune
Et lui passent des coupes pleines.

― Bois, Mindia, lui disent-ils,
C'est une bière veloutée.
Au nom de Dieu, raconte-nous
Quelque chose d'édifiant.

― Que peut conter un homme saoul?
L'alcool absorbe le bon sens.
Ce sera pour une autre fois,
Si la mort m'accorde du temps. ―
Il lève sa coupe remplie
Et boit son contenu d'un trait.

Affranchi de sa réclusion,
Il jouit de la liberté,
Et, comme tant d'autres, s'enivre
De bière en compagnie des siens.
A son propos des gens avancent
Des histoires invraisemblables:
Il aurait été, disent-ils
Douze ans prisonnier des Kadjis.
Le séjour hors de son pays
Aurait perturbé sa santé:
Les jours se suivaient monotones,
Pâques succédait à Noël;
La détention de Mindia
Semblait ne pas avoir de fin;
L'esclavage marqua son cœur,
Son âme voulait le quitter.
Mindia revoyait en rêve
La crête enneigée des montagnes,
Les précipices ténébreux,
Les sentiers longeant les abîmes,
Sa mère, son père, ses frères
Porter le deuil de son destin.
Sa maisonnette misérable
Avait un air de paradis,
Et Mindia implorait Dieu
De l'aider à la retrouver.

Mindia finit par se dire:
"Plutôt mourir que vivre ainsi!"
Il vit au-dessus du bûcher
Une marmite des Kadjis.
Mindia savait que ces monstres
Prenaient au dîner du serpent,
Et que ce mets leur convenait,
Correspondant à leur nature.
Il pensa suivre leur exemple
Dans l'espoir de s'empoisonner.

Il prit un morceau en cachette
Et le mangea avec dégoût:
D'un œil clément, au même instant,
Le Ciel regarda le captif.
Il acquit une âme nouvelle
Et sa chair se renouvela.
Naguère aveugle et sourd d'esprit,
Il s'ouvrit à la vue du cœur.
Il s'initia au langage
Des oiseaux et des animaux,
Ecouta le propos des plantes,
Partagea leur peine et leur joie.
Tout être possédant une âme
Et toute chose inanimée
Sortant des mains du Créateur
S'avéra parler son langage.
Le prisonnier fut étonné
De sa propre métamorphose.
Il comprit que les Devs cachaient
Leur sagesse dans le serpent,
Et, connaissant sa répugnance,
Tentaient faussement le captif,
Lui répétant de temps à autre:
"Mindia, goûte à notre plat!"
Dès ce jour le captif devint
Clairvoyant comme les Kadjis:
Le ciel, la terre, et la forêt
Lui adressèrent la parole.
Mindia maîtrisa bientôt
Toutes les ruses des Kadjis,
Sans que le Mal ait pu trouver
La moindre place dans son cœur.
Plus rien ne saurait l'effrayer:
Ni le tonnerre, ni la foudre.
Les Kadjis sont furieux de voir
Ce paysan initié
Qui ne craint plus sa détention.
Si ce n'est aujourd'hui, demain
Il est prêt à leur appliquer
Un coup de pied dans le derrière.

Aussi rapide que la balle,
Il est sage comme un serpent;
La Pchavie, la Khevsourétie
Voient en lui leur espoir suprême.
La reine Tamar ne se lasse
De répéter à qui l'entend:
"L'ennemi sera impuissant,
Ses entreprises échoueront
Si j'ai le peuple des montagnes
Et Mindia à mes côtés."
Il connaît les règles du jeu,
Les points faibles de l'adversaire.
Pourvu qu'un blessé soit vivant,
Ce magicien le guérira;
Son remède réunirait
Un corps humain coupé en deux.
C'est aussi pourquoi Mindia
Ne perd pas un de ses guerriers.
Sa gloire se répand au loin,
Et ses exploits son légendaires.


II

Avec les beaux-jours du printemps
Le pays entier se réveille;
Bras dessus, bras dessous, la joie
Et l'allégresse se promènent.
Dans le verger l'arbre bourgeonne,
La fleur s'entoure de verdure.
Rêveur, Mindia se promène
Dans la montagne et dans le val.
Il salue cordialement
Les plantes et les vermisseaux;
Touchée, la Nature pavoise
Et l'accueille par des "Bravo!"
Dans un brouhaha délicieux,
Dessinées au pinceau, les fleurs
Rient à gorge déployée, crient:
"Vive notre cher Mindia!"
Les feuilles bruissent sur les arbres,
L'air respire l'animation,
Le brin d'herbe et le buisson parlent,
Une plante dit à l'oreille:
"Je guéris tel mal incurable",
Une autre: "Je soigne cela."
Mindia ramasse au passage
Sa récolte sous la rosée.

Il paraît que les fleurs méprisent
Leur propre corps épanoui,
Qu'elles expirent avec joie
Pour prolonger la vie de l'homme,
Réintégrer ses os brisés,
Recoudre sa chair déchirée.
Quant aux arbres, il leur arrive
De fondre en larmes invisibles:
Mindia est seul à entendre
Leurs faibles récriminations,
Et ce don qu'il vient d'acquérir
Bouleverse son existence.
S'arrêtant, la hache à la main,
Il dit: "Je vais couper cet arbre."
Mais, avant de s'exécuter,
Il entend la plainte de l'arbre:
"Mindia, aie pitié de moi!
Ne m'obscurcis pas le soleil!
N'attentes-tu pas à mes jours
Parce que je suis désarmé?"
Sa dextre faiblit, Mindia
Fixe le ciel, abasourdi.
Se dirigeant vers un autre arbre,
Il l'entend se plaindre de plus fort.
Laissant intacts tronc après tronc,
Il rentre chez lui les mains vides.
Pour alimenter le bûcher
Il jette au feu des branches mortes,
Apporte une botte de foin,
Ou entasse de brins de paille.
Sa quête ne néglige pas
Même une tige desséchée.
Pourtant, priant soir et matin,
Mindia rend grâce au Seigneur.
Il conseille à ses compagnons:
"Ne commettez pas de péché,
Frères, ne coupez pas les arbres,
Contentez-vous des branches mortes."
Mais on ne prête pas l'oreille
A ce délire d'insensé.
On lui répond: "Dieu a crée
Pour notre usage les forêts."
Jusqu'à nos jours le bûcheron
N'épargne le tremble, le hêtre.


III

Les moissons livrent Mindia
A la folie la plus complète:
S'élançant d'un épi à l'autre,
Il s'empresse de les couper.
Il tourne comme une toupie,
Se démène comme un dément
Et, sans se donner de répit,
Fauche le blé sur son passage.
A bout de forces, il s'effondre,
Demeure étendu sur la terre.
Si on lui demande "Qu'as-tu?",
Mindia répond sans broncher:
― Bonnes gens, vous me reprochez
Des choses que vous ignorez.
Pouvez-vous savoir seulement
Comment me supplient les épis?
Vous devez les voir, unanimes,
Tendre leur cou au fer tranchant;
Vous devez entendre dix mille
D'entre eux élever leur prière.
Avançant la faux à la main,
Ils me prennent pour leur Seigneur:
"Coupe-moi d'abord, me prie l'un,
Mindia, ne me laisse pas!"
"Non, d'abord moi, s'écrie un autre,
Je crains le ciel, mais pas la mort,
Car une goutte de rosée
Suffit à dissoudre mon corps,
Ou alors d'un coup de couteau
La grêle me coupera la gorge!"
D'un troisième j'entends le cri:
"Je te fais don de ma santé!"
De pitié et de compassion
Je faillis perdre la raison.
De mes deux bras, de mes deux yeux
Comment servir tous à la fois?
Cependant je perds connaissance
Et à l'eau froide on me ranime.

La grêle effraie le champ de blé,
L'homme craint de rester sans pain,
Car si la grêle le précède,
Sa faux n'aura qu'à sommeiller.
Les épis dorés se ménagent
Et ne se destinent qu'à l'homme,
Ils se refusent de pourrir,
De nourrir corbeaux et milans.
C'est pourquoi les épis attendent
Impatiemment la moisson:
Ils désirent devenir pain
Pour assouvir la faim des hommes,
Et servir aux repas funèbres
A commémorer nos défunts.


IV

Pendant la fête les Khevsours
Jubilent, boivent de la bière,
De nombreux fidèles se rendent
Devant la Croix de Goudani.
Entourés de jeunes, les vieux
Evoquent la vie des héros,
D'autres préfèrent se pencher
Sur ce qui leur est arrivé.
On parle de divers exploits,
Des coups de fusil et de sabre,
De ceux qui ont à la ceinture
Une lame coupant les chaînes.
Les auditeurs sont attentifs
Et n'omettent aucun détail.
On dit le mangeur de serpent
Initié à la Nature,
On désapprouve les péchés
Des bûcherons et des faucheurs.

Tchalkia dit à l'assemblée:
― Votre raisonnement m'étonne.
Permettez-moi de vous redire
Ce que j'ai dit plus d'une fois:
Si l'arbre, la pierre ont leur langue,
Pourquoi ne l'entendons-nous pas?
Croyez-moi que cette imposture
Est inventée par Mindia.
Comme lui, nous sommes des hommes
Et nous avons nos deux oreilles.
Je ne le dis pas en cachette,
Je veux que Mindia m'entende:
Qu'il me démente dans son cœur
Si mon affirmation est fausse.
Certes, cela fait bien de plaindre
Arbre, pierre, herbe et animal…
Pourtant, soit-il un ennemi,
Notre victime est souvent homme,
Alors il faudrait renoncer,
Avant tout, à s'entre-tuer.
Que de fois j'ai vu Mindia
Fouler un ennemi tué!
Pourquoi transgresse-t-il la loi
Qui respecte nos congénères?
Nous n'hésitons pas à tuer
Ceux qui viennent nous enlever
Soit nos terres, soit notre femme,
Ceux qui menacent notre foi.
Dieu ne nous impute à péché
De refouler nos ennemis,
N'élève-t-il pas hêtre et orme
Pour soutenir notre existence?
― Tchalkia ne se trompe pas,
Mindia est un imposteur
Qui accumule sous nos yeux
Mille mensonges incroyables. ―
Des voix s'élèvent ça et là,
Tatillonnes et hésitantes.
― A suivre de telles pensées,
Comment pourrions-nous exister?
Pourquoi désirer expier
Ce qui n'est pas péché pour Dieu?
Voulant transformer la tribu,
Mindia se comporte mal.
Les hommes de bien nous apportent
Réconfort et consolation
Au lieu de prédire la fin
Des passions de notre existence. ―
Telle est la pensée énoncée
Par la réunion des Khevsours.

Mindia, assis près des siens,
Verse des larmes en silence.
Qui peut connaître la raison
Du mal qui lui ronge le cœur?
Son regard se promène au loin,
Il n'entend pas les invectives
Et ne réagit qu'aux paroles
Que lui adresse Berdia:
― Pourquoi pleures-tu, Mindia,
Et ne nous écoutes-tu pas?
Mais ceci ne m'étonne guère:
Que ce soit toi ou bien un autre,
En une minute neuf fois
Nous passons des larmes au rire.

Et toute l'assistance khevsoure
Fixe du regard Mindia.
― Dis-nous, insiste Berdia,
Quel chagrin entame ton cœur?
― J'écoute, dit-il, le ramage
Des deux oiseaux que vous voyez,
Les ailes baissées, sur ces pierres
A l'ombre du frêne touffu.
L'un des oiseaux relate à l'autre
Le décès de ses oisillons.
Le narrateur se trouve à droite,
A gauche est la mère meurtrie:
Que même l'ennemi ignore
La souffrance qui l'envahit!

L'assemblée des Khevsours découvre
La présence des deux oiseaux.
Au même instant l'un d'eux faiblit,
Comme saisi par le vertige,
Trébuche, tombe de sa pierre
Et rend son âme au Créateur.
On devine lequel des deux
Etait ce pauvre volatile.
N'en revenant pas, les Khevsours
S'interrogent les uns les autres:
Une telle science est-elle
Dans le pouvoir d'un être humain?
Devant le savoir étonnant
Que manifeste Mindia,
La raison se refuse à croire
Les preuves fournies par le cœur.
Les gens abattent le gibier,
Fauchent l'herbe, brûlent du bois.
Comment amener un renard
A se détourner du poulet?
Qui voudra marcher sur la braise
Si ne l'en sépare une poutre?


V

De tout temps les guerriers khevsours
Ont su refouler l'ennemi,
Vaincre les hordes des Tartares,
Les Persans, Kistes, et Lesghiens.
Aux accès de la Géorgie
Un linceul attend l'ennemi.
Si un peuple sait se défendre
Qu'a-t-il de plus à souhaiter?
Tant que Mindia les conduit,
Les Khevsours restent invincibles,
On ne leur cherche plus chicane,
Et la paix règne sur leur terre.
Heureux le héros que soutient
Une patrie reconnaissante.


VI

Entourée de montagnes hautes,
Se dressant comme des géants,
Juchée sur un rocher pointu,
Une maison gratte le ciel.
On ne se lasse d'admirer
La chaîne tranchante des monts
Que la neige abondante affile,
Dotant d'une santé de fer:
Elle est plus belle qu'en été,
Sous une couverture verte.
Même quand l'avalanche froide
Couvre le sein de la montagne,
Qu'une quinte de toux étouffe
Comme une femme poitrinaire,
Sa beauté que le ciel bénit
Resplendit dans tout son éclat.
La brise, en poussant un soupir,
Tournoie au-dessus des sommets;
Frottant les rocs comme un briquet,
Le nuage allume des cierges.
Là-haut personne ne laboure,
La terre ignore la semence,
Seuls s'y promènent des aurochs,
Aiguisant leurs cornes aux rocs.
Leurs racines au fond du gouffre,
Ne faisant pas de révérences,
Maussades et inabordables,
Les rochers méprisent leur âme,
Ne pensent pas à leur salut
Ni ne s'engraissent de cadavres.

Une tour baignée de fumée
Ne fait qu'un avec la maison,
Nuit et jour de ses meurtrières
De gros fusils crachent du feu.
Aussi longtemps qu'il y aura
Des ennemis à ses abords,
Que des tribus s'affronteront
A son pied, mues par la vengeance,
La tour offrira sa poitrine
Aux baisers déchirants des balles.

Une discussion animée
Se déroule dans la maison:
Deux voix échangent des reproches,
Se renvoient des accusations.
Des bûches crépitent dans l'âtre,
Les langues du feu vont bon train,
D'un côté du foyer on voit
Une femme entourée d'enfants,
De l'autre ― un Khevsour se démène,
Mêlant de soupirs son propos.

Le mari

Que soit teint de noir à jamais
Le jour où je t'ai épousée!
Jusqu'alors je n'avais pas d'égal
Parmi les braves de la terre.
C'est toi qui fis de moi, maudite,
Un tas de pourriture immonde!
Que suis-je? Puis-je me dire homme
Digne de marcher sous le ciel?
Si un breuvage ne me rend
A nouveau ce que j'ai été,
J'aime mieux clore les paupières,
Dormir sous une dalle noire!
De vous vient mon mal incurable,
Par vous je pèche devant Dieu,
Et peste soit de mes enfants
Qui m'ont fait changer mes idées!
A présent nuit et jour je pleure
Ma chair et mon âme égarées.

La femme

Pourquoi m'accabler de tes maux?
T'ai-je forcée à m'épouser?
Tu me guettais sur mon passage,
Tu en appelais à mon cœur:
"Mzia, me disais-tu, je t'aime."
Des larmes coulaient de tes yeux,
Tu recourais même à ton sabre
Pour me réclamer à mes frères.
Si j'étais sucre doux alors,
Pourquoi suis-je amère à présent?
Ne courrouces-tu pas le Seigneur,
Regrettant d'avoir des enfants?
As-tu vu quelqu'un renoncer
A sa femme et à ses enfants?
Et pourquoi cherches-tu en nous
La raison de ton changement?

Le mari

Parce que, femme écervelée,
Tu ne cessais pas de te plaindre,
Comme si on te les tuait,
Tu criais: "Mes enfants ont froid!
Va voir un peu chez Berdia
Quel beau feu brûle dans son âtre!"
Tu me citais des imbéciles
Comme exemples à imiter
Et tu blessais mon amour-propre
Par des paroles insensées.
Tu souhaitais une vie douce,
Pétrissant de poison ton pain.
Et moi, du jour au lendemain,
Peu à peu, sans me dépêcher,
J'ai appris à traiter ma foi
Avec la ruse du renard.
Aujourd'hui je coupe un platane
N'écoutant pas ce qu'il me dit:
"Pourquoi m'abats-tu, Mindia.
Toi qui ne m'étais pas hostile?"
Demain j'en coupe deux; ainsi
Mon cœur sera pétrifié.
Enfin, pour me rendre insensible,
Je prie Dieu de me rendre fort.
Quand quelqu'un tuait un aurochs,
Tu me demandais d'en manger.
Combien de fois as-tu lancé
Ces paroles contre mon cœur:
"Quel bien attendre des garçons
Qui n'ont jamais goûté de viande?
A-t-on entendu élever
De cette manière des hommes?"
Si la terre t'avait couverte
Lorsque tu prononçais ces mots!
Docile, je vous ai nourris
De cadavres nommés gibier.
Toi et les gosses apaisés,
Moi, je restais la tête vide.
Ne valait-il pas mieux un jour
Etre terrassé par la foudre?
Je ne peux par aucun moyen
Recouvrer ce que j'ai perdu.

La femme

Qu'as-tu à te casser la tête
Pour le mal que tu n'as pas fait?
Depuis quand commet-on un crime
A couper du bois, à chasser?

Le mari

Tu ignores ce que tu dis,
Bavarde, femme écervelée,
Qui n'a du monde fugitif
Qu'une image superficielle!
Vaut-il la peine de pleurer
Ma science ou bien ma puissance,
Lorsque toutes deux m'ont quitté,
Faisant du passé table rase?
Faut-il qu'un mort verse des pleurs
Sur ses membres inanimés,
Se connaisse privé de vie,
Plaigne l'horreur de son état?
Cite-moi une autre existence
Plus amère que celle-ci!
Je suis tel un mort aujourd'hui
Et j'envie les vrais trépassés.
Sans sentiments et sans passions,
Ceux-là connaissent le repos.
Vidé de mon savoir secret,
Comment puis-je servir le monde?
Les fleurs se détournent de moi,
Je ne peux plus les reconnaître
Et je m'expose à chaque pas
Au danger de l'indifférence.
Je n'entends ni le champ de blé,
Ni le ramage des oiseaux,
Et depuis longtemps l'herbe verte
Ne m'adresse plus son salut.
Mais même sans parler de ça,
Je ne me sens plus bon à rien.
Que je reste dans la montagne,
Que je descende dans le val,
On ne donnerait pas un sou
Pour quelqu'un de mon acabit.

Privé du savoir que j'avais,
Je suis sans valeur pour le monde,
Je ne peux rien pour mon pays
Ni pour l'armée qui le défend.
Mon étoile aurait dû s'éteindre
Dans le ciel avec mon pouvoir.
Jusqu'à aujourd'hui l'ennemi
S'est gardé de nous déranger,
Tenu en respect par la peur.
Mais si la nouvelle se sait,
Nos maisons, nos tours et nos forts
Seront assiégés et pillés.
Vivant, je ne saurais le voir.
Vos jours et les miens sont comptés,
Par vous j'ai perdu la raison
Et j'ai vendu la sainte foi…
Devrais-je, pour votre bien-être,
Réduire à néant mon pays?
Qu'aurais-je à faire de ma vie,
Qu'auriez-vous besoin de la vôtre
Si ma raison nous abandonne,
Si le bon sens me fait défaut?
Comment supporter les regards,
Me justifier devant Dieu?
Je suis coupable devant tous:
Devant les morts et les vivants.
Qu'ai-je à faire de mon armure,
Et à quoi bon brandir le sabre,
Si les coups que je vais porter
N'ont plus la force de jadis?
Tige sortie de cette terre,
Je lui suis redevable à vie.
Comment boire une goutte d'eau,
Avaler un morceau de pain?

Croisant les mains sur sa poitrine
Il se retrouve dans la cour.
A la vue des hautes montagnes,
Des sanglots amers le secouent.

VII

Les neiges fondent et les eaux
Ruissellent sur les flancs des monts,
L'avalanche est réduite aux formes
D'un véchap [dragon] vautré dans l'abîme.
Des gouttes de rosée limpide
Reluisent sur le tussilage,
Dans les champs miroitent des fleurs ―
Les yeux de la reine Tamar.
Une marguerite ingénue
Se penche sur le précipice.
Des voyageurs ont traversé,
Sains et saufs, un col élevé.
Les moutons et les vaches siéent
Au flanc verdi de la montagne,
Comme vont des grains de beauté
Au visage d'une bergère.
Que de misérables implorent
Notre pitié de par le monde!
Quand nous en apercevons un,
D'autres demeurent invisibles.

Les campagnes sont animées,
Une question hante les gens:
"Dites-nous où est Mindia,
Le devin mangeur de serpent?
L'armée kiste marche sur nous,
Le pont d'Argouni est brisé.
A présent, c'est à nous, les gars,
De faire face à l'ennemi."

Les foules sont en mouvement,
Comme la houle sur la mer,
De toute part on voit briller
Des fusils, des lames de sabres.
Depuis les années les Khevsours
Ne fauchent plus les ennemis
Et ne rasent plus sans pitié
Les tentes dressées dans leur camp.
Pressés de battre l'ennemi,
Les gens attendent le matin.
Chacun s'imagine tuer
Le capitaine de l'armée:
Porteur de sa tête tranchée,
De sa dextre immobilisée,
Il aura droit à une coupe
Offerte à la clarté des cierges.
Son nom demeurera glorieux
Dans la mémoire du pays.

Les femmes et les enfants trouvent
Refuge dans les forteresses,
Et les guerriers emportent des vivres
Préparés par des mains soigneuses.

VIII

La nuit descend. Les défilés
Deviennent noirs comme la suie:
A les regarder, on dirait
Qu'ils souffrent d'une maladie.
Les hautes montagnes, les rocs,
Même la sereine Aragvi
Eprouvent chagrin et tristesse.
Je les vois pleurer en silence.
Allant d'un village à un autre,
Les hérauts cornent aux oreilles:
"Que soit déraciné celui
Qui s'absentera de l'armée!"
-
Les feux s'éteignent dans les champs,
La flûte du berger se tait,
Les gens ne laissent plus traîner
Un objet du prix d'une aiguille.
Tout est rangé dans la campagne,
Les paysans gagnent les tours,
On dissimule les joyaux,
On cache les moutons, les vaches.

Un faible rayon apparaît
A l'église de Khakhmati,
Des cierges brûlent sur des pierres,
La lumière éclaire les frênes.
Par moments la flamme s'accroît
Jusqu'aux dimensions de l'aurore,
Ou diminue, faisant penser
A l'agonie d'un être humain.

Au milieu d'un vallon désert
Deux hommes se tiennent debout,
L'un d'eux a baissé son poignard,
Le sang dégoutte de sa main:
Un taureau au flanc déchiré
Vient de s'effondrer à leurs pieds.

Berdia (le khévisber)

Dans la mesure de ta foi
Et au degré de ton espoir
Puisses-tu, Mindia, connaître
La grâce de notre Seigneur.
Que la gloire soit avec toi
Tant que tu manieras ton sabre!

Espoir de la Khevsourétie,
Protégé par la Sainte Croix,
Tu conduis l'armée au combat
Pour lui offrir la victoire.
Tu viens d'offrir, me semble-t-il,
Au Seigneur ta dixième vache.
Quel péché as-tu pu commettre
Pour vouloir ainsi l'expier?
Quant aux offrandes, on n'en fait
Qu'une ou deux, sans exagérer.
Mais je ne voudrais surtout pas
Courroucer Dieu par ce propos.

Mindia

J'ai encore deux paires de bœufs,
Ainsi que trois ou quatre vaches
Que je suis prêt à immoler
Dans le but de guérir ma plaie.

Berdia

De quelle plaie veux-tu parler,
Toi qui as guéri des milliers
De compatriotes blessés
Sans te plaindre de ta santé?

Mindia

Mon cas est autre, Berdia,
J'ai de la peine à l'évoquer:
Nous avouons le mal d'autrui
Plus facilement que le nôtre.
L'homme à la bourse bien garnie
L'ouvre-t-il au premier venu?
Le messager vous l'apprendra
Après-demain, sinon demain.

Berdia

Défenseur du trésor khevsour,
Tu es notre espoir, Mindia,
Nous ne doutons pas, tu le sais,
De tes entretiens avec Dieu.
Qui ne sait que la Sainte Croix
Te protège dans tes actions?
Que la puissance de Saint Georges
Ne te fasse jamais défaut,
Que ne nous abandonne pas
La clémence du Créateur!

Dans sa main une coupe pleine,
Berdia poursuit son discours:
"Je bois à ta gloire, Saint Georges,
J'implore ta miséricorde.
Ton aide ne nous fait défaut
Depuis la création du monde.
Qu'il ne reste plus un impie
S'opposant à ta religion!
Demain ou bien après-demain
Nous affronterons l'ennemi.
Tant que tu nous protègeras
Que pourra-t-il contre nos dextres?"

Des larmes brûlantes remplirent
Les yeux en feu de Mindia,
Qui se détourna aussitôt
Pour les essuyer en cachette.
Il s'effondra devant l'autel
Comme fauché par une faux;
Avec une verge on pouvait
En faire une botte de foin.
Les larmes aux yeux, Mindia
Prie sans qu'on entende les mots.
Berdia ne l'a jamais vu
Aussi fervent et concentré.
On ne demande pas ainsi
Miséricorde au Créateur:
La prière traduit plutôt
Une souffrance continue.
Longtemps il reste agenouillé,
Ses larmes coulent en silence;
Parfois des sanglots étouffés
Se mêlent au bruit de l'armure.
Berdia y joint sa supplique:
"Entends-le, Croix de Khakhmati,
Daigne répondre à sa prière,
Indique-lui la voie du Bien."

IX

A minuit gronda le tonnerre,
L'orage déchira le ciel,
Des torrents de pluie diluvienne
Roulèrent devant eux des pierres
Qui ne transmirent qu'en faussant
Le message des monts aux vaux.
Les larmes tombées des nuages
Couvrirent l'herbe de rosée,
Sur les pierres de Khakhmati
Le feu des cierges s'éteignit.
On ne voit plus le khévisber,
Personne ne prie à l'église,
L'autel déserté est farouche,
On entend au loin l'Aragvi
Elever sa plainte stridente
Et se jeter sur les rochers.

X

A l'aube la brume éplorée,
Pliant ses ailes fatiguées,
S'assoupit, couverte de gaze,
Sur les monts et sur les rochers.
Annonciatrice de joie,
Porteuse de rosée vivace,
La brume déverse parfois
Un torrent de malédictions.
Hier recouverts par l'avalanche,
La vallée, le flanc des montagnes
Célèbrent la vie aujourd'hui
Sous leur verdure épanouie,
Et la forteresse rêveuse
Scrute le défilé d'en haut.

Comme les fleurs de la montagne,
Des femmes poussent de la tour.
Un seul sujet leur tient à cœur:
Où en est le sort du combat?
Figées devant les meurtrières,
Elles observent la vallée
Et prient Dieu de venir en aide
A l'armée brave des Khevsours.
De là elles voient nettement
Le moindre détour des ravins,
Les montagnes et la vallée,
Chaque animal et chaque insecte.
Côte à côte sur une planche
D'autres femmes tricotent, parlent,
Mais au fond du cœur elles prient
Pour le salut de la patrie.

Sandoua (une des femmes)

Belle aux yeux de coq de bruyère,
Mzia, ta tristesse est profonde,
Mais si tu crains plus que quiconque
Que ton mari ne soit tué,
Ça veut dire que tu ignores
Qu'en la guerre il voit son destin,
Que le vainqueur de Mindia
N'est pas encore né sur terre.
Que dois-je dire dans ce cas?
Plusieurs des miens sont à la guerre:
Mes trois frères et mon mati
Se trouvent hors de leurs foyers.
Qui égalera ton mari?
Il connaît tant de procédés!
Il abattra son adversaire
Comme il l'a fait plus d'une fois.
Celui qui a tué un cerf
En rapportera un second.

Mzia

C'est qu'il a vue de mauvais rêves,
Ses forces peuvent lui manquer…
Hors des gonds pendant une année,
C'est qu'il mordait sa propre chair.
Il menaçait de me tuer
Et d'exterminer nos enfants,
Sans toutefois passer aux actes.
Il offrit à Dieu le bétail
Et, malgré mes supplications,
Refusait toute nourriture.
Combien de fois je l'ai surpris
Qui pleurait seul comme un enfant:
"J'ai perdu mon trésor précieux",
Disait-il, plein de désespoir.
Il passait les nuits sur le toit
A interroger les étoiles.
Gardant le silence de jour,
Il ne parlait plus à personne.
Ni famille, ni invités
N'existaient plus pour Mindia,
Le souci blanchit d'une traite
Ses moustaches et ses cheveux.
Dans la nuit, comme une voleuse,
Je l'ai épié en silence
Sans pouvoir percer le secret
Qu'il portait au fond de son cœur.
Pourtant, j'ai compris qu'il pleurait
Le sort de son peuple et le sien:
"De quelle aide suis-je au pays?"
Balbutiait-il en sommeil.
Il se privait de moins en moins
De maltraiter femme et enfants.

Sandoua

C'est bien pour la première fois
Que je t'entends parler de ça.
J'imaginais, comme jadis,
Mindia pareil au soleil.
Tu auras beau le répéter,
Personne ne voudra te croire.
Je m'étonne que Mindia
N'en ait touché un mot aux autres.
Quel savoir sous-entendait-il,
Quel pouvoir avait-il perdu?
En quoi étiez-vous fautifs?
Qu'est-ce qui lui rongeait le cœur
Au point qu'il en voulût aux proches
Et qu'il vous menaçât de mort?

Mzia

Je jure sur mes deux enfants
De ne rendre que son propos,
Dit la mère en posant la main
Sur les créatures chéries.
Mindia me disait avoir
Commis de terribles péchés
En s'étant rendu à la chasse
Et en ayant coupé du bois.
Les fleurs le bouderaient le jour
Et les étoiles ― dans la nuit.
Par ma faute il aurait perdu
La puissance et les connaissances
Octroyées par le Créateur.
Qu'avait-il besoin de son sabre?
Mille autres reproches pleuvaient,
La rage s'emparait de lui,
Deux ou trois fois il a failli
Décharger sur moi son fusil.
Sans doute il espérait encore
Que les icônes l'aideraient.
Puis il a eu pitié de nous
Et nous a laissé la vie sauve.

Sandoua

Si ce que tu me dis est vrai,
Tu l'as induit dans le péché.
Il faudrait te couper la langue,
Te suspendre avec un crochet,
Entasser du bois sous tes pieds
Et te brûler sur un bûcher!
Tu endosses le poids du monde,
Car nous étions forts de sa force.

Mzia

Certes, si j'ai part à la faute,
Je mérite la punition,
Mais est-ce vraiment un péché
Que d'inciter à travailler?
Si un homme a femme et enfants,
Il doit pourvoir à leurs besoins,
Nous nous occupons du ménage,
A eux de combattre à la guerre…
Les armes sont affaire d'homme,
C'est à lui de s'en occuper.
Si quelqu'un n'a pas fait de mal,
N'a rien volé ou enlevé,
Pourquoi doit-il être puni
A titre unique d'innocent?
Dis-moi, d'après quelle justice
L'un expie le péché de l'autre?
Il avait un pressentiment
Dont il ne pouvait se défaire
Et, comme il prévoyait les choses,
Nous étions ses boucs émissaires.
Hier j'ai vu un mauvais rêve,
Seigneur, que me présage-t-il?

Sandoua

Qu'as-tu vu? Raconte-le moi,
Il se peut, Mzia, que ton rêve
Soit porteur d'un présage heureux
Et que le Seigneur nous gracie.

Mzia

Sandoua, mon rêve est mauvais,
Horrible à vous meurtrir le cœur,
A vous retourner les entrailles
Et à vous troubler la raison:
Des torrents s'étaient déchaînés,
Assourdissants comme des devs,
Balayant tout sur leur chemin,
Envahissant monts et vallées.
Le fracas semblait annoncer
Le jour du jugement dernier.
Fauchés par un souffle puissant,
Les sommets tombaient dans des gouffres.
Comme criblés de coups de feu,
Les rochers se fendaient en deux,
L'azur du ciel cédait la place
A une couverture noire.
Une pluie bouillante de suie
S'abattait sur la terre froide
Et les torrents impétueux
Ne cessaient de s'y déverser.
De mille parts partaient des voix:
"Au secours! Notre fin arrive!"

Je vis de mes propres yeux l'eau
Charrier sabres, boucliers,
Emporter des gens éperdus,
Détruire des tours, des maisons.
Il ne manquait à ce spectacle
Que quelqu'un pour le déplorer.

Il semblait au commencement
Que le gros temps nous épargnait
Et puis je vis notre maison
Emportée par les eaux en crue.
L'eau emporta les fondements
De la forteresse imposante
Et mêla ses pierres de taille
Aux cailloux gris de l'Aragvi.

Entre les murs de la maison
Le courant nous emporte aussi,
Je veux appeler au secours,
Ma langue ne m'obéit plus.

Je priais Dieu et je serrais
Mes deux enfants contre mon cœur,
Tout en essayant de trouver
Une issue de cette prison.
Je couvrais de mon voile noir
Le visage de mes enfants.
Autant de fois que la maison
Cognait la rive du torrent,
Je vis les visages hideux
D'hommes noirs comme la résine.
Ils me firent tomber dans l'eau
Et me crièrent, impassibles:
"Où viens-tu? Dieu a ordonné
Que tu te laisses emporter!"

C'est à ce moment que je vis
Mon homme que l'eau emportait.
Il se retourna et me dit
D'une voix douce et tempérée:
"Mzia, veux-tu me pardonner
De t'avoir longtemps malmenée,
J'ai mérité entièrement
L'état dans lequel tu me vois.
Ne maltraite pas nos enfants,
Sois affectueuse avec eux!"

Que l'ennemi fasse le rêve
Qui m'a livrée à ce tourment!...

Sandoua

Vous n'avez donc pu vous sauver?

Mzia

Non, Sandoua, le courant d'eau
Nous emporta, mère et enfants.

Sandoua

Que Dieu veille à votre santé,
Que rien de mal ne vous arrive.

Les femmes, ensemble

Voyez avancer nos guerriers,
Bénissez leurs dextres, Seigneur!
Mzia, lève-toi et regarde,
Voici Mindia, ton mari.
Aux côtés des porte-drapeau,
Beau comme la nouvelle lune.

Une femme

Voici nos braves combattants
Qui font la fierté de leurs mères.
Seigneur, ils sont si ravissants
Qu'on ne les imagine morts!...
Que Dieu ne veuille me montrer
Un jour leurs traits inanimés!

Une deuxième femme

Ne voyez-vous pas Ountsroua
Marcher aux côtés des héros?
Toute mère attend de serrer
Son fils hardi contre son sein.

Une femme à marier

Totia, ta sœur te salue!
Je n'arrive pas à te voir…
Te voici! Je t'ai reconnu
A ta taille et à ta démarche.
Ton coursier mordille le mors,
Ta main le retient par la bride.

La deuxième femme

Voyez chevaucher Ouchicha
Dont le sabre brille au soleil!
Au moment de croiser son arme
Il ne saurait pas lâcher pied.
J'aimerais suivre son élan
Lorsqu'il saisit son bouclier.

La première femme

J'aurais du mal à voir mon frère
Corps à corps contre l'ennemi,
Je détournerais le visage
Et fermerais, je crois, les yeux.

La deuxième femme

Pas moi. J'aspire, Zékoua,
A voir mon frère victorieux
Comme à distinguer dans la nuit
La flamme bleue d'une chandelle.
Je suis attirée par la gloire,
Comme un assoiffé l'est par l'eau,
Comme un affamé ― par le pain,
Un homme las ― par le repos.

La première femme

Qui peut être à ce point borné
Pour ne pas souhaiter la gloire?
Mais une sœur se sent brûler
Quand son frère court un danger.

La deuxième femme

La gloire ne peut couronner
Que l'exploit d'un homme de cœur.

Toutes ensemble

Seigneur, aidez nos combattants,
Conduisez au feu notre armée
Et restituez-nous nos braves
Intacts, comme nous les voyons.

Le cœur de la femme est ému,
Mille pressentiments le hantent!
Devons-nous nous en étonner?
N'est-il pas dans notre nature
De nous en faire pour un proche
Que le sort expose au danger?

XI

L'armée descend de la montagne
Pour s'étendre dans la vallée,
L'éclat des fusils et des sabres
Egale la clarté solaire.
Les sabots des chevaux ébranlent
Et font rouler de grosses pierres.
Les capitaines se rassemblent
Pour coordonner leur action:
Faut-il rester dans la vallée
Ou gagner la cime voisine?
Les guerriers se tiennent debout,
Serrant la poignée de leur sabre.
Interrogé par les regards,
Mindia garde le silence.
N'obtenant pas une réponse,
Les Khevsours posent leur question.

L'armée

Nous suivions toujours ton conseil
Sans avoir à le regretter.
Daigne nous dire en peu de mots
Ce qu'il nous faudrait entreprendre.

Mindia

Khevsours, je n'ai rien à vous dire,
Pas de conseil à vous donner.
Dans le temps j'étais différent,
A présent vous n'auriez que faire
D'un conseil privé de sagesse.
Pesez de vous-mêmes les choses,
Vous avez votre expérience.
Quant à moi, je combattrai seul,
C'est pour ça que je suis ici.
D'ailleurs, est-ce une fois pour toutes
Que le peuple m'a élu guide?

L'armée

Que Dieu et notre Sainte Image
Punissent celui qui ferait,
Soit-il criblé de coups de poing,
Un pas sans suivre ton conseil:
Qu'il meure et que la terre glaise
Emplisse sa bouche rebelle!

Mindia

Soit. Je désirais m'abstenir
De vous imposer un conseil,
Mais puisque vous m'avez lié
Par tant de serments et de vœux,
Voulez-vous accueillir les Kistes
Dans le Ravin Empoisonné?

Une rumeur réprobatrice
Courut d'un combattant à l'autre:
On douta de l'endroit choisi
Pour refouler l'envahisseur.
Mais que leur restait-il à faire?
Puisque l'armée prêta serment,
Elle devait s'exécuter
Et marcher dans la direction
Que lui suggérait Mindia.
Le combat se déroulerait
Dans le ravin, et les guerriers
Devaient y vaincre ou tomber.

D'un pas alerte, les Khevsours
Avancent comme des faucons,
Leurs bannières flottent au vent,
Les hommes gardent le silence.
Le rayon du soleil caresse
La pointe effilée de leurs lances.

XII

Pendant deux jours on se bat ferme
Par-delà la haute montagne:
En une bataille rangée
Les tigres s'attaquent aux lions,
Une corde tressée de sang
Rattache le ravin au val.
Des deux camps l'un l'emportera,
Soutenu par son Protecteur.

Cinq ou six combattants khevsours
Aux visages couverts de poudre
Se relayaient pour transporter
Un des leurs aux membres liés.
Ayant traversé la montagne,
Ils déposèrent leur fardeau
Et adressèrent des reproches
A l'homme qu'ils traitaient ainsi.

Les Khevsours réunis

Pourquoi essaies-tu à tout prix
D'abréger le cours de ta vie?
Au milieu des rangs ennemis
Tu t'exposais aveuglément.
Nous l'emportions jusqu'à ce jour,
A présent ils ont le dessus,
Mais, abrités par les ténèbres,
Qui sait si nous ne pourrons pas,
Mindia, inverser le sort
Et mettre l'ennemi en fuite?

A peine ces mots prononcés,
Comme des voleurs ils s'enfuient,
Tenant la lance d'une main,
Brandissant le sabre de l'autre.
Les instants entre vie et mort
Ne sont pas faciles à vivre.
Que faire? Il suffit de broncher
Pour qu'on mette au lâche une robe,
Pour qu'à la place du chapeau
On couvre sa tête d'un voile.
Vaincu, il sera à jamais
La honte de ses descendants.

Le prisonnier ronge les liens,
Tâche de dégager ses mains,
Brûlé par le dépit cuisant,
Il se roule de désespoir.
Les Khevsours succombent aux coups,
Ils ont épuisé leurs réserves,
Mindia voudrait les rejoindre,
Partager le sort de ses frères.

Plongé dans une nuit opaque,
Le prisonnier atteint son but:
Ses deux mains enfin déliées,
Il se redresse sur ses pieds.
Hélas, c'est pour voir alentour
Les campagnes livrées au feu.
Sans recourir à la magie,
Il comprit ce qui se passait.
Livide, les membres raidis,
Il n'a pas pu verser de larmes:
Son cœur en était inondé
Et ses bras en étaient trempés…

Mindia découvre son chef,
Tâte la lame de son pouce,
Tire le sabre du fourreau
Et le pointe contre son cœur.

Comme une source contenue,
Le sang jaillit de sa poitrine,
Par-dessus le Mont des Aurochs
La lune éclaire le spectacle:
Pâle comme une femme en deuil,
Elle observe le suicidé.

Chantant un air insoucieux,
La brise légère survole
Le cœur humain atteint à mort,
La blessure inondée de sang
Et frôle de l'aile pliée
La pointe incisive du sabre,
Puis retourne vers l'herbe drue
Folâtrer et vagabonder.